Le livre tient la promesse du titre, et au delà. Le propos est d’entrer dans les raisons pour lesquelles de grands écrivains ou reconnus tels peuvent rater quelques-unes de leurs œuvres et, en bonne démarche expérimentale, une fois ces raisons identifiées, d’en déduire des remèdes dont le lecteur constatera qu’ils sont efficaces.
Le trouble vient de ce qu’une œuvre ratée s’en va par tous les bouts et qu’elle expose les symptôme les plus disparates : personnages inexistants, intrigues incompréhensibles, métaphores laborieuses et conventionnelles, etc. - il y a mille et une façon de perdre son lecteur. Maupassant et ses descriptions d’une longueur insupportable ; le ridicule de Jean-Jacques Rousseau qui se défend lui-même ; l’interminable embarras de Victor Hugo qui ne sait comment s’adresser à un Dieu auquel, par définition, nul qualificatif ne convient ; René Char dont la morgue, l’orgueil et l’insulte paraissent être les seuls sujet ; Marguerite Duras qui est tellement dans la dénégation de tout indice gênant qu’elle dissuade le lecteur de la suivre, etc.
C’est surtout dans les chapitres intitulés « Les maladies de la distance » et « Le temps de l’œuvre » que Pierre Bayard donne des clés. C’est là, au milieu du livre, que trouvent leur sens les éléments très variés et disparates qu’il a inventoriés.
Il distingue deux grandes catégories d’écritures. Il y a d’abord celles qui vont loin dans l’élaboration du fantasme de l’auteur, qui s’éloignent de la chaleur du foyer initial par un excès de contrôle - ces écritures se signalent par la longueur et la complication des intrigues, l’emprunt de formes passées ou inadéquates, le style convenu, la froideur.
À l’opposé se trouvent des écritures submergées par l’affect, prises encore tout à fait dans le chaudron d’angoisse et de violence qui est à l’origine du besoin d’expression - et saisies par cette conscience que le langage est impuissant à dire ce que l’on voudrait. Ces écritures sont caractérisées par différentes manières d’impudeur, des descriptions qui s’étendent sans fin sur leur objet, montrant à la fois l’impossibilité de s’en détacher et l’impossibilité de l’exprimer, d’en venir à bout.
Dans un cas comme dans l’autre, un premier échec, celui de l’auteur à trouver la bonne distance à son monde intérieur, en entraîne un autre, celui du lecteur à trouver sa place. « Établir dans l’écriture la distance adéquate avec son fantasme, c’est être capable de trouver les mots pour en parler à un autre, en engageant avec lui une relation qui, d’une manière ou d’une autre, ne le décourage pas d’écouter, et même l’incite à poursuivre. »
S’en suit une démonstration virtuose et allègre. Pierre Bayard montre comment étendre ou resserrer l’histoire, ajouter ou retrancher des détails, etc. On voit mis en œuvre les bons conseils des manuels d’écriture créative, mais à partir d’une sûreté de diagnostic qui fait craindre leur usage inconsidéré. Je ne connais pas de livre sur le sujet qui soit aussi éloigné du recueil de recettes et qui, en même temps, en donne une aussi bonne quantité, et de très bonnes, et très précises, et applicables de suite. Il s’amuse même à opérer des croisements, des greffes, des mariages d’un personnage à un autre, d’une intrigue à une autre, pris dans le patrimoine littéraire. Il accomplit ainsi, de façon incontestablement utile, le fantasme du critique qui est de se substituer à l’auteur.
C’est très clair, ça se lit vite. C’est assez serré pour qu’on y revienne, et assez drôle pour qu’on le relise une ou deux fois sans ennui. Très bien pour reprendre tout ce qu’on croyait savoir, de soi et de l’écriture.
Et l’œuvre de Pierre Bayard, l’homme qui résout l’énigme de Roger Ackroyd, comment est-elle possible ? Semble-t-il parce qu’il tire toutes les conséquences créatives critiques de ce que les fictions continuent de vivre dans les temps, dans un seul temps toujours présent, et indépendamment de leurs auteurs.
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Les œuvres ratées
L’OLIVE, de Joachim du Bellay (1549)
LA FRANCIADE, de Ronsard (1572)
HÉRACLIUS, EMPEREUR D’OCCIDENT, de Corneille (1646)
DOM GARCIE DE NAVARRE OU LE PRINCE JALOUX, de Molière (1661)
LA HENRIADE, de Voltaire (1728)
ROUSSEAU JUGE DE JEAN-JACQUES, de Rousseau (1776)
LES MARTYRS OU LE TRIOMPHE DE LA RELIGION CHRÉTIENNE, de Chateaubriand (1809)
DIEU, de Victor Hugo (1857)
FORT COMME LA MORT, de Maupassant (1889)
JEAN SANTEUIL, de Marcel Proust (1904)
MOULIN PREMIER, de René Char (1936)
LE BONHEUR FOU, de Jean Giono (1957)
L’AMOUR de Marguerite Duras (1971)
Pierre Bayard
Comment améliorer les œuvres ratées ?
Éditions de Minuit, 2000, Collection « Paradoxe », 176 p., 14,94 Euros
ISBN : 2.7073.1725.X
Présentation de l’éditeur et revue de presse, ici.
Une première version de cet article est parue dans la revue du Calcre, écrire & éditer, je ne sais plus dans quel numéro.