Le très bref pamphlet de Georges Henein, Qui est Monsieur Aragon ?, publié en 1945 aux éditions Masses, au Caire, se lit comme s’il avait été écrit en 1974 ou en 1983, grandes heures pour les renégats, et on fait le pari qu’il se lira encore demain dans des circonstances semblables.
Ce qui provoque la colère du surréaliste égyptien, probablement, c’est le poème La Rose et le Réséda, poème fameux, poème toujours flamboyant aujourd’hui, qui commence par ces vers :
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
(…)
Publié initialement en 1943 dans un journal marseillais puis recopié et republié d’innombrables fois, Georges Henein en prend connaissance dans La Marseillaise du 2 septembre 1944, édition du Caire ; son pamphlet est publié début 1945.
Un poème d’illustration de la ligne politique de Parti communiste français. La politique d’alliance nationale de toutes les forces patriotiques est mise en rimes croisées comme le seraient les doigts de deux mains entrecroisées. Une symétrie qui ne pouvait jouer, dans les rapports de force politiques, qu’au détriment du peuple, et qui préfigurait le compromis historique d’après-guerre, les mineurs au charbon, les appareils au gouvernement.
Georges Henein était ami d’André Breton, surréaliste, croyant du surréalisme. Quand il écrit son pamphlet, il n’oublie pas que Louis Aragon a fait de son reniement public du surréalisme au profit de Staline et du PCF, en plein congrès de Kharkov, en 1930, en compagnie de Georges Sadoul, une rente politique et un tremplin de carrière.
Dans le n°3, fin 1931, de la revue Le surréalisme au service de la révolution (ce titre, une offre de service au PCF qui en définitive récusa le groupe surréaliste et intégra les seuls Aragon, Unik et Sadoul qui avaient donné toutes garanties d’obéissance), Louis Aragon ("Le surréalisme et le devenir révolutionnaire", pages 2 à 8) explique longuement à ses camarades qu’il ne les a pas reniés et leur donne en pâture comme il l’avait fait précédemment à Kharkov Henri Barbusse et les écrivains prolétariens. Un des mérites de cet article est d’afficher l’ambition hégémonique des surréalistes sur la littérature qui se voulait du côté de la révolution et du peuple ; Aragon est bien l’un des leurs et, à cet instant, leur stratège politique. Mais cela, Georges Henein ne peut le voir. Se détacher d’Aragon est un pas, il le fait ; séparer Aragon de son groupe et celui-ci de son moment historique, son aveuglement sur la nature politique du surréalisme l’y contraint ; quant à s’émanciper du révolutionnarisme et des prétentions hégémoniques des intellectuels, c’est une toute autre histoire.
Les phrases de Georges Henein sur le rendement de tels retournements, ici l’affaire de Kharkov (décembre 1930) puis celle du poème Front rouge (1931), bien d’autres, ont le goût métallique des tournures universelles :
(…) Aragon illustre mieux que quiconque l’éternel et navrant « il faut bien que jeunesse se passe » ! Dans une société, puis dans un parti, voués tout entier à l’apprivoisement et à la mise au pas de leurs membres, la fonction d’intellectuel assagi est une de celles dont le prestige et le rendement matériel se distinguent par leur magnifique stabilité.
Et, à propos d’Aragon appelant Rimbaud à la rescousse juste après avoir proclamé, à la tribune du Second congrès international des écrivains pour la défense de la culture, le 16 juillet 1937, « J’ai fait bon marché des amitiés de ma jeunesse ! », ceci :
Comme ses semblables en art, en poésie, en politique, Aragon éprouve le besoin de salir quelque chose de grand dans sa chute.
Georges Henein, Œuvres. Poèmes, récits, essais, articles et pamphlets. Précédé de « Georges Henein désormais » par Yves Bonnefoy et de « Avant-partir » par Berto Farhi. Édition de Marc Kober, Pierre Vilar et Daniel Lançon, Denoël, 2006. ISBN : 2-207-25269-8
Sur le surréalisme comme mouvement politique, lire Carole Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes, 1919‑1969, Paris : CNRS éditions, 2010.
Sur Louis Aragon et le réalisme socialiste, lire la thèse de Reynald Lahanque, Le Réalisme socialiste en France (1934-1954), Université de Nancy 2, 2002.