imagine3tigres
  • au hasard
  • analogique
  • Beautés imparfaites
  • La naissance de la paix
  • Poèmes
  • Sur terre
  • poésieschoisies.fr
  • agenda
  • Des Beautés imparfaites
  • Les Ambassadeurs
  • Les jardins de René Pechère
  • Lire la poésie
  • Michaux 2054
  • Sur la poésie
  • Syllabes, strophes, poèmes
  • Une anthologie
  • Vive le FAAAA

imagine3tigres

Questions sur la poésie

dimanche 20 janvier 2013, par Laurent Grisel

Réponses aux questions d’une amie, Eloisa del Giudice, après sa lecture des Misères et malheurs de la guerre d’après Jacques Callot, noble lorrain.



Qu’est-ce que la poésie ?
Un poème est un dispositif de langage particulier. Quelques-uns des traits qui le différencient des autres objets littéraires, en prose : l’organisation verticale des sons et des sens joints ; la loi selon laquelle tous les sens d’un mot ou d’une configuration de mots sont simultanément vrais, justes et actifs ; le fait qu’une poésie est d’abord composée de syllabes (les mots sont secondaires, ce sont les syllabes qui choisissent les mots dont elles ont besoin pour vivre) ; la strophe comme articulation fondamentale entre la syllabe et le poème dans son ensemble – et comme univers s’éloignant des autres strophes-univers dans l’univers en extension du poème ; etc.
Ces traits sont présents plus ou moins dans tous les autres objets littéraires car ils sont du langage de tous ; dans le poème ce sont des principes structurants, organisateurs des expériences de lecture et d’écriture.
Le poème est un monde de relations, et il est lui-même inducteur de relations entre mondes, lecteurs et textes. Trois.
Ce qu’on appelle poésie est assez flou : en général le poème lui-même plus le nuage des relations dont je viens de parler auxquels s’ajoutent encore toutes sortes d’effets induits, par exemple l’intuition poétique (perception instantanée d’un monde de relations entre univers ordinairement disjoints dans l’expérience), etc. Ce flou et ces extensions du sens du mot poésie sont corrects.


La poésie a-t-elle (ou se doit-elle d’avoir) un but ?
Il lui suffit d’avoir des effets.
Dès que ton poème a un but, on voit le but, le monde de relations est détruit par cette intervention brutale, malpolie, indécente, grotesque. De même si ta vanité et ton nez inquiet dépassent, ils dérangent, on ne voit plus rien d’autre, le flux est perdu. Et ainsi de suite.
La flèche qui touche le cœur de la cible est sans but, dit-on.


Quels sont ces effets ?
Frissons, tremblements. Prolongés. Revenant à chaque fois qu’on relit le même passage.
Éclair d’intellection.
Tendresse pour l’enfant qui paraît, pour tous les enfants.
Fatigue de retour le soir dans la cuisine et songe du monde persistant.
Histoires et civilisations rapprochées dans un seul refus de bataille.
Et ainsi de suite, sans limitation ni interdit.
Par définition sans limites puisque la puissance poétique est, par son organisation verticale, de mettre en résonance plusieurs ordres d’être, ainsi de donner une ou plusieurs unités d’être possibles.
Pour celui qui en fait l’expérience, la dignité et la liberté qui en résultent sont indivisibles et indestructibles. On peut s’en accommoder, restant divisé, ou continuer avec. Souvent ceux qui continuent partagent.


L’écriture poétique peut-elle s’apprendre et (donc ?) être enseignée ?
Depuis que j’écris, j’apprends, et c’est vrai pour tous ceux qui écrivent comme dans n’importe quel métier. Je continue d’apprendre par mes recherches, rêveries, essais, erreurs. J’apprends beaucoup aussi en étudiant ce qu’écrivent les collègues dont j’admire le travail. Je suis à l’affût des nouveautés, des inventions, des talents – et ceci dans le plus grand nombre de langues et d’époques et de civilisations possible – en langue française, chance, la traduction de poésie est très active.
Traduire est une excellente manière d’apprendre, c’est un des plus sûrs moyens d’entrer dans une œuvre et ses lois.
Les écrivains de poésie que je connais ont tous de solides bibliothèques, une connaissance subtile de la grammaire et traduisent.
On développe ses instruments. L’audition colorée s’attrape, se développe, s’entretient. De même les sensibilités aux scansions, aux constructions, aux échos, aux juxtapositions de couches, aux soudures, aux frottements, aux distances, aux mouvements ténus, aux variations, etc.
Dans les rues, au travail, à la radio tous les jours les voix de pouvoir, d’entourloupe, d’élan, de désespoir retenu. Entretenir la sensibilité au vrai, au faux, au trafic, aux aveux paradoxaux.
On apprend parce qu’il le faut. Le poème devant toi ne ressemble à aucun autre et est dans la continuité de tous. Il te faut inventer et tu dois apprendre ce que tu inventes, ça prend du temps. S’il y a des angoisses, vertiges, trouilles, c’est précisément à cet endroit : l’inconnu où tu dois tout faire, en même temps que l’objet l’établi et les outils, les méthodes. Ceux qui retournent toujours dans leur même atelier se répètent.
Et donc cela peut s’enseigner. Cela : tel dispositif d’écriture (composer par couleurs), telle rêverie (écrire d’après image), telle forge (thème et variations). Mais tout ne peut pas s’enseigner : l’intégrité, le refus des convenances, l’amour du commun, la reconnaissance de ce qui sonne faux – des choses très essentielles et très communes, les plus humaines, rien de spécialement poétique ; ce qui est du métier c’est de les amener dans l’acte d’écrire, d’inventer, de relire, de corriger et bouleverser, de porter au partage.


L’écriture de poésie : un métier ? une nature ? une mission ?
À chaque fois que je me fais traiter de poète, je sursaute. Je n’en veux pas pour autant à mes amis, mais quand même. Je préfère écrivain de poésie, c’est plus exact et moins pompeux. J’écris contre la pompe, l’esbroufe, les manipulations d’âmes et de langage. Et j’écris toutes sortes de choses, en ce moment une prose monstrueusement longue, j’ai écrit aussi des livres d’ingénierie environnementale, une monographie sur un architecte de jardins, un essai d’esthétique, etc. Et de la poésie. Je dois reconnaître que c’est mon moyen d’expression le plus aisé, polymorphe ; c’est mon aise, mon terrain de jeu, ma barque.
Ma nature ? Oui, par dispositions à entendre et échafauder. Non, car ces dispositions ne sont ni rares ni exceptionnelles, elles sont cultivées délibérément. Nature et culture, banalement.
Une mission ? Non. Je n’obéis pas.
Écrire de la poésie peut devenir un métier, par là on entend l’affaire d’une vie.
Ce à quoi on touche, par un objet de langage être soudain indivisible, corps et esprit, dans un monde plus grand que nous, on ne peut y travailler de façon continue, toute une vie, sans d’une manière ou d’une autre entrer dans le métier.
Les poètes de métier lisent et étudient des poésies de toutes langues, tous genres, toutes époques. Ils connaissent l’écriture de poésie dans son histoire, ses enjeux de connaissance (ton art est une caméra qui se définit par ce qu’elle sait voir et ce qu’elle ne peut pas voir), ses enjeux politiques, ses aspects techniques dans leurs rapports avec son histoire et l’histoire, etc.
Ils travaillent la poésie sans renoncer ni à ses difficultés intrinsèques ni à celles qui, dans la société, leur font approfondir ses raisons d’être. Ils contribuent, par les libertés qu’ils prennent, même contre les conventions de leur art, à l’autonomie du champ poétique et, plus largement, à celle des champs littéraire et artistique à l’égard des pouvoirs et des moralisateurs de tous bords.
En même temps que des poèmes ils inventent les événements, les relations et les publics par lesquels vivent la poésie et la culture qui leur sont associées.


La réalité peut-elle être poétique, poétique en elle-même, ou est-ce le regard du poète qui la rend poétique ?
Ni la réalité elle-même, ni le regard, ni l’écriture mais une configuration qui les réunit.
Ce qui donne lieu à écriture de poésie, c’est le monde entier, trivial ou non, exceptionnel ou commun, tout événement ou toute absence de temps, toute vie frottée à non-vie, etc.


Y a-t-il une bonne et une mauvaise poésie et, surtout, y a-t-il une vraie et une fausse poésie ?
On pourrait dire que tous les poèmes se valent, dès lors qu’ils touchent ce vaste océan indistinct qu’on appelle le poétique. Mais cela ne correspond pas à l’expérience. Il y a de la bonne poésie : qui sonne juste et beaucoup de choses s’ensuivent. De la mauvaise : qui fait semblant, qui s’y croit, etc. Parce qu’un poème réalise, par assemblage de syllabes et de strophes, une certaine configuration entre texte, lecteur et monde, et que cette configuration fait entrer plus ou moins en résonance ces univers. En ce sens les notions de vrai et de faux sont adéquates.


La poésie est-elle politique ?
Une thèse très appréciée, évidente pour beaucoup, est que la poésie serait par nature progressiste à tous les sens politiques de ce terme. Cela a peu de rapports avec les faits et n’est, au mieux, qu’un mythe consolateur.
Si l’on entend par politique ce qui va dans le sens de la civilisation de l’homme – le sens du bien commun, le goût de la lutte collective, la critique des puissants, le sens de l’égalité entre tous les hommes, l’abandon du pouvoir et de ses prestiges au bénéfice de l’humanité, le sens de la justice – la liste est plus longue encore – alors il est évident que l’immense majorité de la production poétique est réactionnaire : apologie de l’individu, indifférence au commun, production de signes de distinction et de supériorité, etc.
Pourtant toute poésie, y compris celle qu’on peut ranger parmi les productions réactionnaires, dès lors qu’elle nous situe dans le monde plus grand que nous, nous permet d’y vivre dans notre unité et intégrité, nous donne des expressions de vie impersonnelles et de tous, crée du langage commun.
Il est des poésies qui prennent le parti des gens du commun sans se vautrer dans le défaitisme, qui prennent et retournent les clichés de la domination, qui donnent la force de lutter sans forfanterie. Qui font reconsidérer le monde donné. Qui sont entièrement possédées par d’autres mondes possibles. Mais peut-être est-ce là la poésie la plus difficile, la plus exigeante pour celui qui voudrait en produire, car alors il faut aller contre une caractéristique de la poésie : sa puissance abstractive, typificatrice. Et, encore aujourd’hui, contre les différentes variantes du mythe du poète Prométhée.


Comment la poésie peut-elle agir au sein de la société ?
Qu’ils le veuillent ou non les écrits agissent. Ils fournissent en abondance euphémismes, excuses, évasions, raisons de se laisser aller. Ils donnent, en dépit d’eux-mêmes, à des lecteurs des raisons de se croire d’une essence supérieure. Ils donnent à de nombreux lecteurs joie, douceur de vivre, intuition de mondes possibles, amour sans rapports de forces, fraternité sans manipulation, sens de la beauté.


Croyez-vous à la possibilité d’une catharsis de l’homme/citoyen moderne face à l’art ?
Au sens d’Aristote, de purification de l’âme au spectacle de la punition des coupables ?
Il se peut que ce soit l’intention de Jacques Callot lui-même : il est remarquable que, dans sa série des Misères et Malheurs de la guerre, à cinq désordres (la maraude, le pillage d’une ferme, le pillage et l’incendie d’un monastère, le pillage et l’incendie d’un village, l’attaque d’une diligence) succèdent l’arrestation des malfaiteurs et aussitôt après cinq supplices en bon ordre (l’estrapade, la pendaison, l’arquebusade, le bûcher, la roue). Cette symétrie est un véritable plaidoyer en faveur de la discipline et donc du pouvoir des capitaines et chefs d’armée sur leurs hommes.
Pourtant, ces gravures sont interprétées, en général, comme pacifistes… La puissance explosive de ses gravures, due, je crois, à la tension entre l’humanité et l’ordre rationnel de chaque scène, a provoqué en quelque sorte une catharsis bien au-delà de ses intentions. Et sans rapport avec la moindre notion de punition. Mais dans une expérience qui nous fait aller et venir, sans cesse, sans arrêt, entre rationalité et « misère », nous fait reconsidérer ce que nous croyons de la rationalité et de l’humanité. C’est cette douleur de mise en cause perpétuelle qui nous tient éveillés, autant que le spectacle des misères et des malheurs.
Cet éveil – cette catharsis ? – est sans intention. C’est quelque chose qui se produit. On le vérifie encore aujourd’hui, pour ces gravures de Jacques Callot comme à la lecture de poètes comme Ossip Mandelstam, Vladimir Holan, pour ne citer que les deux grands poètes du vingtième siècle. C’est donc un phénomène humain, inactuel, la notion de « citoyen moderne » est ici sans objet.


Quand et comment la poésie est-elle entrée dans votre vie ?
Par la lecture de poésie et simultanément l’intuition de ce qu’est l’écriture de poésie.
Les deux œuvres qui m’ont d’abord introduit à ce monde, celles de Rimbaud et de Claudel. J’ai passé des mois et des mois à regarder, écouter, entendre. Vies entières, couleurs, volumes, compositions, élans, retombées, scansions, univers tournant sur eux-mêmes. D’autres univers sont possibles dans ce monde même.


Et l’engagement politique ? Se sont-ils pointés ensemble au même rendez-vous ?
La poésie, l’intuition initiale de ce qu’est écrire, que je ne raconte pas ici, je devais avoir douze ans. La politique est venue bien après, j’en avais seize ou dix-sept. Mais oui, dès qu’elles sont en présence, elles s’entrelacent.


Qu’est-ce que Malheurs et misères de la guerre d’après Jacques Callot, noble lorrain  ?
Il y a d’abord une série de dix-sept gravures de Jacques Callot, la plus célèbre de tout ce qu’il nous a laissé. Le titre complet figurant sur la planche-titre est celui-ci : Les Misères et les Malheurs de la guerre. Représentés par Jacques Callot, noble lorrain. Et mis en lumière par Israel, son ami. C’est ce titre que j’ai repris partiellement pour mon recueil.
Sous chaque gravure figurent trois distiques en vers de mirliton. J’ai repris le même dispositif. J’ai écrit à mon tour des poèmes sous chacune de ces gravures, en quatrains, par exception des distiques, la dernière strophe étant à chaque fois un monostiche tourné vers le futur. Et j’ai demandé à L.L. de Mars de faire des dessins au-dessus de mes strophes ; il a repris un format à l’italienne, rectangle horizontal, comme les gravures de Callot. Ce livre est paru en février 2012 chez un éditeur d’art graphique, ION.
Certains emblèmes des gravures de Callot évoquent des événements des années 1628-1630 ; elles ont été publiées en 1633, deux ans avant sa mort. On est alors en pleine guerre de Trente Ans (1618-1648), une guerre qui a ravagé l’Europe (ce qui est devenu depuis l’Allemagne a perdu la moitié de sa population, comparez…).
Depuis novembre 2002, j’ai en chantier un ensemble de poèmes qui s’appelle Descartes tira l’épée. Il se trouve que l’œuvre de ce philosophe a été produite, pour l’essentiel, dans cette période. L’un des thèmes de mon Descartes est la question des rapports entre rationalité et destructions massives d’hommes. Plusieurs des poèmes qui composent le Descartes sont des épisodes de cette guerre, ils sont pour l’instant regroupés sous l’expression « Les guerres qu’il ne fit pas ».
Pour écrire ces poèmes de guerre du premier dix-septième siècle, un des documents est la série de Jacques Callot. Ce recueil est donc un carnet de croquis, d’essais. Il se peut que certains d’entre eux rejoignent sans changement le Descartes, que d’autres soient récrits, combinés, que d’autres disparaissent, ou restent en ombres sous-jacentes, ou réapparaissent à l’état de traces dans d’autres poèmes à d’autres endroits.

^  article précédent

  • On fait comment ?
  • C'est qui ?
  • Amitiés
  • Légales
  • RSS
  • Contact