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Mercredi 24 juin 2020 | Huit minutes quarante-six secondes

dimanche 16 août 2020, par Laurent Grisel (Date de rédaction antérieure : 24 juin 2020).

Version modifiée et augmentée d’un éditorial du site associatif d’information YonneLautre et peut-être le premier chapitre de Après. La présente version n’engage que moi.

***

  Lundi 25 mai 2020, à Minneapolis (Minnesota, États-Unis), le policier Derek Chauvin a tenu son genou sur la gorge de George Floyd pendant huit minutes et quarante-six secondes.
  George Floyd a pu dire « I can’t breath », je ne peux pas respirer. Son assassin, Derek Chauvin, a quand même maintenu son genou sur sa gorge.
  Cet événement été filmé et la vidéo, les vidéos qui en parlent, qui l’analysent, qui ont analysé l’arrestation et l’étouffement, la mort qui s’ensuivit, ont été vues dans le monde entier des dizaines de millions de fois.
  Mardi 2 juin, des milliers de manifestants ont occupé le pont de Burnside à Portland (Oregon), genou au sol, tenu précisément cette durée.
  Mercredi 3 juin, à Los Angeles, le maire Eric Garcetti a posé devant la presse un genou à terre, symbole depuis la création de ce geste par le footballeur Colin Kaepernik, en 2016, de la dénonciation des violences policières contre la minorité afro-américaine.
  Lundi 8 juin les démocrates du Congrès des États-Unis se sont agenouillés pour observer huit minutes et quarante-six secondes de silence en hommage à George Floyd et aux Américains noirs « qui ont perdu leur vie de façon injuste ».
  Mardi 9 juin, lors des funérailles de Georges Floyd dans l’église Fountain of Praise à Houston (Texas), huit minutes et quarante-six secondes de silence ont été observées. Dans son oraison funèbre, le pasteur Al Sharpton s’en est pris à Donald Trump, le président des États-Unis. « Quand certains jeunes déclenchent à tort des violences que cette famille a condamnées, le président parle de faire appel à l’armée (…) mais il n’a pas dit un mot à propos des huit minutes et quarante-six secondes du meurtre de George Floyd par la police ». Des policiers, dans plusieurs villes du pays, ont posé genou à terre.
  Ce geste, cette durée, huit minutes et quarante-six secondes, est en opposition frontale à la présidence Trump.

  Ce geste, genou au sol, a été inventé le 1er septembre 2016 par le joueur de football américain Colin Kaepernik. Il avait emmené son club, la saison précédente, au sommet de la compétition, le « super bowl », qui unit toute la nation états-unienne. Dans les matchs précédents il avait protesté contre l’hymne national, en solidarité avec les tués sans raison par la police. La colère patriotique, enflée par l’extrême droite, commençait de monter. Il cherchait une geste un geste qui serait moins agressif, qu’il serait plus difficile d’interpréter comme anti-patriote – une posture proche de la prière, peut-être, en tout cas une marque de retrait, plus que de protestation. La réplique droitière devint d’autant plus violente. Il reçut des menaces de mort. En solidarité, dès les matchs suivant, d’autres joueurs s’agenouillèrent pendant l’hymne. Puis dans d’autres équipes. Puis dans d’autres sports. Puis par des artistes noirs célébrés lors de cérémonies de prix. Il devint un héros du mouvement Black Lives Matter (les vies noires comptent – ou : les vies noires sont importantes).
  Lors de sa campagne électorale de 2017, Donald Trump affirma que Colin Kaepernik « ferait mieux de chercher un autre pays » ; il appela les industriels milliardaires propriétaires des clubs de football à le virer.

  Reprendre ce geste est, certes, l’affirmation d’un crime et de sa répétition impunie, année après année – en 2018, 229 Afro-Américains sont morts du fait de la police. C’est l’affirmation des noirs comme cible, et la qualification de ce crime comme raciste – contre un président flattant délibérément le KKK, les suprémacistes blancs, etc.
  Mais il y a plus profond, plus fondamental encore : c’est l’affirmation de la réalité contre une présidence qui a fait de la négation de la réalité un principe de son exercice.
  Le déni de réalité comme principe de gouvernement est porté à son paroxysme par D. Trump. On doit cependant remonter plus loin. Vous vous souvenez de G. W. Bush (président de son pays de janvier 2001 à janvier 2009) et des « armes de destruction massive » qui n’existaient pas.
  G. W. Bush gouvernait selon sa foi. Il a lancé guerres et asphyxies économiques contre ce qu’il a nommé « l’axe du Mal » (Irak, Iran, Corée du Nord). Les Conseils des ministres, à la Maison blanche étaient précédés de prières. Ses partisans évangélistes croyaient que c’était un envoyé de Dieu – notez que D. Trump lui aussi se dit inspiré par Dieu et que ses partisans évangélistes croient qu’il est un envoyé de Dieu.
  Que le déni de réalité soit un principe de gouvernement a été formulé de façon frappante par un conseiller de G. W. Bush. On peut le lire dans un article qui devrait être célèbre de Ron Suskind dans le New York Times du 17 octobre 2004, « Faith, Certainty and the Presidency of George W. Bush », La foi, la certitude et la présidence de George W. Bush :
  Au cours de l’été 2002, (...) j’ai eu une réunion avec un conseiller principal de Bush. (...) Il m’a déclaré que les gars comme moi étaient « dans ce que nous appelons la communauté basée sur la réalité » (the reality-based community) – les gens qui « croient que les solutions émergent de leur étude judicieuse de la réalité perceptible ». J’ai fait une sorte de signe de tête et marmonné quelque chose à propos des principes des Lumières, de l’empirisme… Il m’a coupé. « Ce n’est plus comme ça que le monde fonctionne », a-t-il continué. « Nous sommes un empire maintenant, et quand nous agissons, nous créons notre propre réalité.
  On apprit plus tard, grâce à Mark Danner, un journaliste « reality-based » qui a écrit des enquête sur la guerre états-unienne contre l’Irak, sur l’usage de la torture par les armées de l’empire, etc., que le conseiller en question était Karl Rove.
  Ce nom, Karl Rove, est important pour bien comprendre ce que veut dire « nous créons notre propre réalité ».
  Karl Rove est célèbre pour ses tactiques de calomnie des adversaires politiques.
  Karl Rove a été le stratège électoral du père Bush puis du fils, George W. Bush, il les a fait gagner, il était surnommé le « Bush brain », le cerveau de Bush (George W.) qui était réputé ne pas en avoir trop, de cerveau… On est en droit de penser que ce qu’il déclare à Ron Suskind reflète assez bien l’état d’esprit qui régnait à la présidence des États-Unis au début de ce siècle.

  Nous savons cependant que le déni de réalité n’est pas propre aux seuls États-Unis. Dans notre pays aussi nous avons entendu un Ministre de l’Intérieur répéter, « Je n’ai pas vu d’images de violences policières ». C’est pourquoi ce geste et cette durée nous parlent tant. Leur signification est universelle, c’est celle de l’exigence de vérité, c’est celle de la colère contre mensonges et impunités. La force de cette signification, de cette exigence, a entraîné, en écho, des manifestations de solidarité partout.

  Huit minutes quarante-six secondes. Cette durée est gigantesque. Ça n’en finit pas. Elle dit à elle seule la volonté patiente, délibérée, désinvolte, de tuer. Il est impossible de faire cela, en toute conscience, seul. On ne peut faire cela sans se savoir soutenu et approuvé par ceux que l’on croit être ses semblables. On est alors celui qui exauce les vœux de ces pseudo-semblables.
  Et répéter cette durée, la reprendre à son compte, sur le pont de Burnside comme dans l’église des funérailles, c’est dire « je sais que c’était de volonté, je sais que c’était en connaissance de cause », c’est dire « Vous ne pouvez pas dire le contraire », c’est dire « c’est vrai », « c’est un crime », c’est dire « ceux qui disent que ce n’est pas un crime sont complices de ce crime ».
  C’est, d’un seul geste, la condamnation de Derek Chauvin et de Donald Trump.
  C’est affirmer la primauté de la réalité sur tous les racontars, sur toutes les insultes qui préparent, qui accompagnent et qui suivent les meurtres.
  C’est lier l’exigence de justice avec l’exigence de vérité.
  Nous n’avons pas peur de le reconnaître, nous le disons sans aucune modestie, nous faisons partie des « reality-based people ».




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