Version légèrement modifiée et augmentée d’un éditorial du site associatif d’information YonneLautre et deuxième d’une série d’articles qui pourraient devenir le premier chapitre de Après. Bien sûr, cette nouvelle version n’engage que moi.
La stratégie sanitaire du président et de son gouvernement est contrainte par un héritage qu’il a lui-même tragiquement aggravé - mais la manière dont il s’en accommode est horrible et abjecte. En particulier, ses choix constants en faveur des propriétaires d’entreprises l’amènent à exposer massivement les travailleurs à un risque mortel, un paradoxe en temps de confinement général ; résoudre ce paradoxe, c’est le propos de cet article.
Ce serait une erreur de croire qu’il y aura, dans un mois ou deux, un retour à la normale que nous connaissions avant la pandémie.
Notre gouvernement vient de saisir notre malheur comme une formidable aubaine, comme une occasion de mettre au pas une population qui lui échappe, sûrement il ne va pas se dessaisir de sitôt du seul atout qui lui reste. Dans la continuité des luttes longues, dures, qui ont été interrompue par la confinement, nous avons donc les mêmes, et de nouvelles, longues, difficiles, devant nous.
Pour ce qui est du virus, il n’est pas impossible qu’il y ait une seconde et d’autres vagues quand les porteurs sans symptômes reviendront à la vie sociale ; quant à la crise économique qui semble attachée à la crise sanitaire, elle vient de plus loin et ses causes ne s’éteindront pas avec le reflux du virus – ces deux derniers points seront développés dans d’autres articles, à suivre.
De sorte que notre compréhension des événements, notre imagination stratégique et tactique, les modes renouvelés de solidarités et de lutte que nous expérimentons, notre installation dans des modes de vie, d’amitié, d’entraide et de contemplation nouveaux ou retrouvés, doivent sortir du cadre temporel étroit, limité à quelques jours ou semaines, que voudrait imposer le rythme haletant des nouvelles.
Maintenant nous devons découvrir et comprendre la nouvelle époque dans laquelle nous sommes entrés. Elle change tout : nos conditions de vie, de travail, les conditions de lutte collective pour les revendications immédiates qui sont toujours de longue portée, les conditions de lutte politique de ceux qui sont organisés en parti, plus encore de ceux innombrables qui sont sans-parti et qui ont obtenus, séparément ou ensemble, tant de succès dans les derniers temps.
Alors que de nouvelles lois brutales contre les travailleurs et les libertés viennent d’être adoptées par l’Assemblée nationale sous le nom de « Loi d’urgence sanitaire », il nous faut comprendre cette contradiction : pourquoi « en même temps », selon le vocabulaire d’E. Macron, confiner une grande partie de la population et envoyer à la contamination forcée d’innombrables travailleurs ?
Cette politique est qualifiée couramment d’amateurisme ou d’incompétence, deux mots équivalents. Et des preuves d’incompétence, d’amateurisme, s’accumulent aux yeux de tous. Ce seraient les pièces des futurs procès auxquels nous convoquerons les coupables. Une plainte a déjà été déposée. Mais, si le procès a lieu, ces qualifications, « incompétence », « amateurisme », ne devraient pas être employées, elles sont inexactes. Car cette politique est le résultat d’une certaine sorte de professionnalisme, cette politique est délibérée, elle s’appuie sur des principes clairs, même si leur application exige des ajustements au jour le jour. De sorte que ceux qui la mettent en œuvre, persuadés de l’excellence de leurs principes, sont manifestement fiers de ce qu’ils font.
Un procès pour amateurisme conduirait à des peines légère. N’y aurait-il pas dans l’amateurisme du président, dans son inconscience, des circonstances atténuantes ?
Eh bien, l’hypothèse la plus raisonnable est celle-ci : il n’y a pas de circonstances atténuantes, c’est de façon délibérée, et sûrs de faire les bons choix, que lui et les gens qui le suivent prennent des risques énormes, nous font prendre des risques sans mesure.
Préciser : en pleine conscience et en parfaite méconnaissance. Une méconnaissance créée et entretenue par l’inculture scientifique, par le mépris du peuple, par la priorité absolue donnée à la santé du bizness au contraire de celle des gens.
En peu de mots, le choix qui a été fait est celui de « l’immunité de groupe », corrigée par un confinement de masse.
L’immunité de groupe ou grégaire – l’expression anglaise est plus brutale, c’est « herd immunity », immunité de troupeau – est, en temps ordinaire, procurée par la vaccination : quand la plupart d’une population est immunisée, la contagion est limitée. L’immunisation peut aussi être l’effet de la maladie dans son développement spontané : les malades, une fois guéris, ont acquis une immunité qu’ils conservent le reste de leur vie ; à l’échelle d’un pays, cela suppose qu’un grand nombre – 50, 60 % de la population, dit-on, ait été malade puis guéri.
Le choix de l’immunité « de troupeau »
Est-ce le choix d’Emmanuel Macron ? C’est Le Figaro qui l’affirme dans un article de Tristan Vey en date du vendredi 13 mars, mis à jour dimanche 15 mars : « La France mise sur l’immunité de groupe pour arrêter le coronavirus ». Certes, tout ce qui se lit dans Le Figaro, comme dans bien d’autres, n’est pas absolument certain, mais au moins reconnaissons à ce journal une certaine familiarité de pensée avec les milieux gouvernants. Et le fait est que cette croyance en une immunité naturelle, en un laisser-faire consacré par la nature, colle parfaitement avec le dogme du « laisser-faire » qui est l’idéologie de nos gouvernants depuis tant d’année, idéologie dont le grand prêtre est, dans notre pays, le président Macron. Comme l’explique Isabel Frey, « l’immunité de troupeau, c’est le néolibéralisme en épidémiologie » (en anglais).
La séquence est probablement celle-ci : en bonne inculture scientifique, en l’absence de mémoire des épidémies précédentes de Syndrome respiratoire aigu, et par affinité idéologique, on peut se laisser séduire et bercer par cette version médicale du laisser-faire. Plus tard, quand il est déjà trop tard, l’épidémie en phase d’emballement, on se rend compte, plus ou moins, des conséquences. Alors on théâtralise sa bassesse, on grandiloquente son ignominie, on travestit l’une et l’autre de grands mots, courage, honnêteté et, puisqu’il y aura des morts parmi les « rien », guerre.
L’immunité « de troupeau » a été le choix initial de plusieurs pays, non seulement les États-Unis mais aussi des Pays-Bas, de la Suède, du Royaume-Uni. Autant de pays gouvernés par des croyants du dieu-marché-qui-sait-tout-qui-fait-tout. Ils en reviennent, plus ou moins vivement, forcés par l’empilement des morts, par la détresse et la colère des personnels soignants, des populations, de leurs électeurs y compris – forcés par ce que nous avons appelé, dans le précédent article, le « virus accusateur ». Il a fallu attendre le lundi 23 mars pour que Boris Johnson décrète le confinement au Royaume-Uni. Les Pays-Bas ont allongé, ce mardi 25 mars, la liste des magasins à fermer, mais toujours pas de confinement…. Quant à la Suède, qui a connu son premier malade confirmé le 31 janvier, et qui compte, ce mercredi 25 mars, 2300 cas confirmés et 40 morts, elle campe toujours fermement sur son principe de liberté du virus et de libre-échange de l’infection, elle laisse les crèches, les écoles et les collèges toujours ouverts.
Tout ceci étant dit, il faut délaisser l’ignominieuse expression « herd immunity », nous écrirons maintenant « immunité de masse ».
Un choix criminel
Le choix de l’immunité de masse repose sur le pari d’une immunité acquise, mais est-il fondé ? Il se pourrait que non. L’expérience chinoise montrerait qu’on peut être recontaminé. Écoutez cette réunion à distance entre médecins mise en ligne par Le Média. Vous entendrez « Réinfection possible », en conclusion de l’échange, de 21’54’’ à 22’27’’.
Supposons pourtant que l’immunité soit acquise. Quelle fraction de la population doit être atteinte de la maladie – puis guérie, les morts ne comptent pas dans ce raisonnement, seuls les restés vivants sont autant de barrières à la transmission – pour atteindre l’immunité de masse ?
L’expérience déjà accumulée en Chine, en Italie, etc., donne en moyenne les chiffres suivant : sur 100 personnes atteintes par la maladie, 85 en restent à un stade bénin, 15 passent à un stade sévère qui nécessite, pour 6,3, oxygénation voire, pour 5 d’entre elles, réanimation, et 3,7 meurent.
En termes simples et brutaux – mais c’est bien à cela que peut se résumer le raisonnement de ces « responsables », de ces « gestionnaires » de crise – combien de personnes doivent mourir pour que l’immunité de masse soit atteinte ?
Les estimations sont résumées dans un article d’Alexis Toulet, sur le blogue de Paul Jorion : « Pour qu’il y ait immunité de groupe, il faut que la proportion d’individus immunisés passe un certain seuil [qui dépend du] taux de reproduction de base de la maladie, c’est-à-dire le nombre moyen de nouvelles infections qu’une personne infectée va générer dans une population qui n’a pas été exposée au virus auparavant. [Pour le] coronavirus SARS-CoV-2 [ce taux] est estimé entre 2,2 et 3,5, avec une médiane, dans la littérature scientifique, qui s’établit à 2,79. L’immunité de groupe au coronavirus serait donc atteinte à partir du moment où la proportion de la population ayant déjà été porteur du virus SARS-CoV-2 et y étant donc immunisée atteindrait un seuil situé entre 55% à 71% de la population, avec une médiane à 64% ». Ce chiffre doit être diminué du nombre de personnes qui résisteront de toute façons et ne développeront pas la maladie. Sur 100, pour ce qu’on sait pour l’instant, c’est quelque part entre 30 et 60 personnes.
Ainsi, selon les hypothèses, « le seuil d’immunité de groupe nécessiterait que 15 à 33 millions de Français développent la maladie à coronavirus – c’est-à-dire ne soient pas simplement des ‘‘porteurs sains’’, mais subissent pour de bon la maladie, même sous sa forme relativement bénigne – avec une médiane à environ 23 millions de malades nécessaires ».
« Au total, le nombre des décès prévisible [si on recherchait une immunité de masse, serait] dans une fourchette de 127 000 à 279 000 personnes de moins de 70 ans ».
Les variations d’estimation selon les hypothèses sont énormes. Elles dépendent, par exemple, du taux de mortalité retenu. Mais des tendances sont connues. On sait par exemple que plus le système de santé est débordé, plus le le taux de mortalité augmente. En Italie, il est monté rapidement de 2 % à plus de 6 %.
Les simulation réalisées jusqu’à la mi-mars par des chercheurs de l’Imperial College, et présentées aussitôt aux pouvoir publics français, à partir desquelles ils ont décidé de renforcer les restrictions et le confinement le 16 mars dernier, annoncent au bas mot 300 000 morts (pour une analyse critique de ces simulations, détaillée et en français, lire ici).
Se laisser séduire par le pari de l’immunité de masse, se dire, parce qu’en ce moment on a d’autres chats à fouetter, « Mais de toute façon il y aura immunité », sans y regarder de plus près, c’est sans excuse.
Les stratégies de lutte fondées sur la croyance en une immunité de masse sont clairement criminelles. Et d’un cynisme insupportable. Le cynisme est-il vraisemblable ? On peut penser qu’il est présent. Difficile d’oublier cette phrase d’E. Macron, prononcée publiquement le 2 juillet 2017, « Une gare, c’est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ».
Le cynisme n’explique pas tout le retard pris à prendre de bonnes décisions. La médiocrité d’une bureaucratie médicale mise au pouvoir non d’abord pour ses vertus humaines et scientifiques mais surtout pour son zèle gestionnaire, et qui est incapable de se déplacer à Wuhan dès l’épidémie connue pour aller enquêter, qui est imprégnée du précepte « responsable » selon lequel « Il ne faut pas affoler la population » parce que, fondamentalement, on en a peur, et bien d’autres choses encore, peuvent expliquer retards, négligences, hésitations. Mais le cynisme forme une toile de fond, un « Ce n’est pas si important » qui minimise et déforme tous les signaux d’alerte.
Il y a quand même la conscience du danger. Celui de voir s’effondrer complètement le système de santé et d’être rejeté massivement par la population et de devoir interrompre le train de contre-réformes pour lequel on est mandaté par les riches qui vous ont fait élire.
Avec la conscience du danger, celle des opportunités. Dans ce monde, chacun a l’œil sur ses concurrents. Tout le monde souffrira mais ce sont les positions relatives qui comptent : celui qui tombe le plus vite et le plus bas sera racheté, ses savoir-faire, ses brevets et ses marchés avec, par celui qui sera tombé moins bas. Il importe donc de limiter les dégâts pour sa propre économie, afin de conserver autant que possible ses capacités de prédation et de s’en servir, de se servir, le plus tôt.
« En même temps » aplatir la courbe et sauver l’économie
Schématiquement, il n’y a que deux stratégies capables de juguler la pandémie :
- tester tout le monde et isoler, soigner tous les cas confirmés – pour cela il faut avoir des tests, des travailleurs capables de les réaliser, etc. – et il faut assez de lits et de personnel pour soigner les 15 % de cas graves…
- arrêter presque toute l’économie, confiner les gens chez eux, attendre ; mais en sortie, il faut de toute façon des millions de tests pour ne relâcher les gens qu’après vérification de leur innocuité...
On comprend que le gouvernement est incapable d’appliquer aucune de ces politiques. Pas d’équipements, un système de santé méthodiquement étranglé depuis des années, etc.
Et il veut à tout prix maintenir le plus d’activité économique possible. Pour garder les capacité de prédation dont nous venons de parler. Mais aussi parce qu’il a besoin que les taxes continuent de remonter dans les caisses de l’État pour son plan de soutien aux entreprises. Et qu’il ne veut rien demander aux bénéficiaires de sa politique : aucune mesure d’imposition des plus riches, l’ISF toujours réduit à rien, la « flat-taxe » maintenue, les dizaines de milliards des « plans de compétitivité emploi » maintenus…
C’est pour cela que le droit de retrait est dénié à de nombreux travailleurs. C’est pour cela que Mme Pénicaud, ministre du travail, exige de son administration qu’elle refuse les demandes de chômage partiel. Vous avez peur du virus ? Allez ! Au boulot ! Dans le bâtiment et les travaux publics, elle s’est violemment opposée aux patrons eux-mêmes, qui craignent, à juste titre, l’impact de l’épidémie sur leur personnel et sur eux-mêmes. Les chantiers qui rouvrent sont-ils tous « strictement nécessaires à la vie du pays » ? Non, non.
La loi d’urgence sanitaire assume cette contradiction : confiner le maximum de personnes, dans l’espoir d’aplatir la courbe vertigineuse des infectés et des morts, et maintenir le maximum de gens au travail, en les exposant au virus.
Que pouvons-nous faire ? Développer toutes les solidarités possibles, respecter scrupuleusement les consignes d’hygiène et de distance, témoigner bruyamment notre soutien aux personnels soignants que le pouvoir faisait matraquer avant de les payer de mots, préparer ensemble les plans de transformation du système économique et politique qui devra succéder au système actuel, illégitime et en faillite, définir nous-même, quelles sont les activités « nécessaires au pays »...
Un ami vient de me téléphoner : en Italie, des ouvriers font grève, ils refusent de travailler, ils refusent d’aller au casse-pipe. Eh bien, on a raison de se révolter.