Le 11 juillet dernier, notre lecture était sous l’influence de la mère du narrateur : sa lucidité et sa sensibilité, lui donnant à voir et sentir ce que personne ne veut voir, et la jetant dans le mutisme et la folie. Dans notre lecture d’aujourd’hui, encore, le narrateur considère tout autour de lui de ce point de vue, sa lucidité lui fait paraître tout trop tard, dérisoire, voué à la défaite. Comment la surmonter ?
Un jour il sera possible de décrire ce qui était arrivé à ma mère, elle avait tout vu venir, pendant que nous n’étions témoins que de son mutisme, elle devait savoir ce qui nous attendait lorsque les masses acclamèrent les assassins, lorsque les femmes en larmes leur tendirent leurs enfants à bout de bras afin qu’ils les bénissent. Sous-estimant nos forces, nous nous étions rendus en Espagne, au service de la politique nous avons joué le prélude des massacres, maintenant nous croupissions dans notre misérable réserve. Le pays de la révolution avait lui aussi perdu sa dignité avant même d’entrer dans le monstrueux combat où il reconquerrait peut-être sa grandeur et préparait pour nous aussi une nouvelle façon de penser, au prix de millions de morts. La contradiction qu’il fallait résoudre maintenant venait de ce que, pour atteindre ce qui redonnerait un sens à notre vie, il fallait traverser la mort et la ruine et engager toutes nos forces entre mensonge et illusion.
L’Esthétique de la résistance : III, I, p. 765-766 de la nouvelle édition.)
Peter Weiss nous fait comprendre et sentir ces années au plus noir de la guerre, quand elle a pris son tournant - l’armée allemande recule en Russie soviétique - mais que l’ennemi est, dans les territoires qu’il contrôle directement ou indirectement, d’un zèle et d’une cruauté qui mettent à jour les faiblesses et les défauts de la résistance.
Mais pourtant il y a aussi, dans les pires conditions, la persistance du combat. Alors c’est la solitude des combattants que nous entendons, une solitude créée par les contraintes de la lutte clandestine - la traque de la police politique oblige aux planques, aux pseudonymes, au cloisonnement des cellules, etc. Solitudes conjointes qui renvoient aux divisions politiques, aux doubles et triples langages d’un Parti qui élimine ses propres membres.
Le Pacte germano-soviétique, ainsi que les revirements dans les relations avec les sociaux-démocrates (opposition, alliance, opposition, etc.) ont désorienté, défait les liens, détruit la confiance.
Si bien qu’ils étaient nombreux à rester paralysés et tout fut de nouveau comme au tournant du siècle, dans la nation divisée où les uns possédaient les armes, les industries et les banques tandis que les autres campaient sur leurs retranchements. Maintenant pourtant, après des décénnies de lutte des classes, le courage et la détermination encore existants ne pouvaient plus se montrer ouvertement. Le prolétariat n’était plus renvoyé au stade où il avait entrepris de se libérer, mais projeté en avant, au-delà de toutes ses défaites, et si, jadis, il n’avait pu apporter son appui en Russie, aujourd’hui il ne percevait même plus l’appel de la révolution. Pour Rosner, cette surdité, cette indécision faisait partie du processus historique, il n’y avait là aucune ligne droite, rien que des parades et des esquives et lorsque je demandai un jour si les erreurs commises et jamais élucidées ne devaient pas forcément être suivies de nouvelles décisions entachées d’erreurs, il se contenta de secouer la tête, les postulats et les désaveux dépendaient des variations des rapports de force, rien ne pouvait être prédit d’avance, tout devait s’adapter directement aux réalités, ou bien il ne répondait pas du tout, adressant simplement une grimace à la grimace de son dentier dans le verre d’eau sur la table. La bouche vide traçait des encoches, des rigoles, des bosses, de petites rides sur son visage et ses traits révélaient que, dans son ermitage, il avait depuis longtemps fait du monde tel qu’il se présentait en lettres raides sur l’entête des revues, un monde qui n’appartenait qu’à lui et lui permettait d’exister, riche qu’il était de continents et de mers intérieurs. Il voyait les citadelles du haut desquelles un Caudillo, un Duce, un Führer soumettaient les peuples à leur volonté, mais pour lui le vieux palais des tsars au-dessus du mausolée était le siège de la justice.
L’Esthétique de la résistance : III, I, p. 768-769 de la nouvelle édition.)
Ainsi, il faudrait analyser, comprendre, agir en tenant compte des erreurs du passé - mais les défaites pèsent lourd et la dynamique de la guerre l’emporte.