On devine que l’appellation de "professionnel", en matière d’art, sent bon le coup de force. Que l’on ne peut s’en défendre seulement en revendiquant l’amateurisme généralisé. Et qu’on ne peut réfléchir à ce que serait une pratique démocratique de l’art sans se poser de questions sur les rapports entre "amateurs" et "professionnels". Mais d’abord, de qui s’agit-il ?
Ce qui fait dire d’un danseur qu’il est un professionnel de la danse, ce sont ses revenus et le statut qui va avec, on suppose, à voir son nom sur une affiche d’un spectacle dans une salle avec un guichet où acheter des billets à l’entrée. En poésie, qui paye peu, ça ne suffira pas. Pourtant, ce poète et ce danseur ont quelques traits "professionnels", en commun. Des traits qu’on retrouve dans toute autre profession (journaliste, avocat, correcteur, ajusteur mécanicien, maçon, agriculteur ?). Quels traits, quelles exigences ?
En résumé :
– connaître sa pratique (poésie, peinture, danse, fiction, etc.), dans son histoire, ses enjeux de connaissance (ton art est une caméra qui se définit par ce qu’elle sait voir et ce qu’elle ne peut pas voir), ses enjeux politiques, ses aspects techniques dans leurs rapports avec son histoire et l’histoire, etc. ;
– y travailler sans renoncer ni à ses difficultés intrinsèques ni à celles qui, dans la société, lui font approfondir ses raisons d’être ;
– contribuer, par les libertés qu’on exerce, et même contre les conventions de sa discipline, à l’autonomie du champ (littéraire, artistique) à l’égard des pouvoirs et moralisateurs de tous bords ;
– inventer, en même temps qu’artefacts, événements, etc., les relations et les publics par lesquels l’art et la culture vivent ;
– inventer et développer les techniques utiles à tout ce qui précède
À cette aune, on voit combien de « professionnels » ont une vision réductrice de leur métier ; combien, aussi, d’amateurs sont dans un processus véritablement « professionnel ».
La distinction entre « amateurs » et « professionnels », à chaque fois qu’elle confond un statut social et la pratique d’un métier dans la cité, est une imposture, un coup de force qui vise à éliminer, qui sert à faire perdurer, à « labelliser » des pratiques sans éthique ni compétence technique.
À l’inverse, l’écoute « professionnelle » des « amateurs » ouvre l’horizon. Et c’est une des clés de la démocratie culturelle - sur la base d’une exigence élevée, partagée par beaucoup.
Une première version de cette note a été publiée dans le deuxième cahier du groupe Réflex(e) auquel je participais, à l’invitation de Nicolas Roméas et de Valérie de Saint-Do.
Notre groupe avait décidé de créer ce que nous avions appelé par plaisanterie, par fierté, par provocation, le Parlement de la démocratie culturelle. Le deuxième cahier en a publié la Charte, les modalités de fonctionnement, un programme de travail en dix-huit points – dont celui-ci, sur les relations entre amateurs et professionnels.
Cette note avait été écrite pour introduire ce qui devait être un travail collectif ; nous aurions réuni un groupe de volontaires, artistes, sociologues, philosophes, passeurs culturels comme on dit, et écrivains, et historiens ; nous aurions fait appel à nos expériences, à l’histoire, nous aurions clarifié quelques idées, nous en aurions sorti quelques axes de recherche pour les chercheurs, des revendications précises, aiguës, à faire des brèches dans le système et ses conventions, et qui auraient été reprises par des organisations ou mouvements ou groupes, — on aurait écrit quelques codes de bonne conduite ou manuels de combat...
Notre "Parlement" ne dura pas ; il ne résista pas, semble-t-il, à la formulation d’un programme de travail.
Mais il n’y a pas de raison. Peut-être un jour une initiative de ce genre sera-t-elle prise à nouveau. Il y en aurait besoin. Peut-être aussi cette note sera-t-elle utile à quelques lecteurs qui reprendront ce programme à leur compte.
Je me souviens avoir écrit ce texte en référence :
– à mes réflexions sur la naissance d’un métier – je vivais cela au sein d’Écobilan et c’est ce qui m’a incité à participer à la création de l’APEDEC, etc.
– à mes lectures de Bourdieu et aux thèses de La nasse qui essaient de résoudre les apories sur l’autonomie et l’intervention ;
– à ma participation aux travaux du CALCRE, une association qui a fait, de nombreuses années durant, le pont entre champ littéraire et amateurs visant l’entrée dans ce champ, en ce sens en cours de professionnalisation ;
– et au modèle de l’astronomie, domaine scientifique dans lequel chercheurs et amateurs coopèrent de façon organisée, régulière et depuis longtemps.
C’est le moment de rappeler les célèbres paroles de Hokusai rapportées au début du Hokusaï de Henri-Alexis Baatsch (Hazan, 1985 / réédition revue en 2008) :
De retour d’une chasse au faucon, le Shôgun sur sa route prit plaisir un jour à voir dessiner deux grands artistes du temps, Tani Bunchô et Hokusaï. Bunchô commença et Hokusaï lui succéda. Tout d’abord il dessina des fleurs, des oiseaux, des paysages, puis, désireux d’amuser le Shôgun, il couvrit le bas d’une immense bande de papier d’une teinte d’indigo, et par ses élèves se fit apporter des coqs. Il plongea alors leurs pattes dans la couleur pourpre, les fit courir sur la teinte bleue, et le prince étonné eut l’illusion de voir la rivière Tatsuta, avec ses rapides, charriant des feuilles d’érable.
Ainsi campé dans ce jeu d’extravagance et d’illusion, quel était donc cet artiste sans rival, capable des plus folles improvisations, pour qui tout pouvait être pinceau, et qui osa dire de lui-même : Après avoir étudié pendant de longues années la peinture des diverses écoles, j’ai pénétré leurs secrets et j’en ai recueilli tout ce qu’il y a de meilleur. Rien ne m’est inconnu en peinture. J’ai essayé mon pinceau sur tout et je suis parvenu à réussir. À soixante-quinze ans, préfaçant l’une de ses séries les plus délicates et les plus réussies, Les Cent Vues du Mont Fujj, Hokusaï nuançait cette appréciation, selon sa complexe nature, avec superbe, humilité, sarcasme : …Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner la forme des objets. Vers l’âge de cinquante ans, j’avais publié une infinité de dessins, mais tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans, ne vaut pas la peine d’être compté. C’est à l’âge de soixante-treize ans, que j’ai compris à peu près la structure de la nature vraie, des animaux, des herbes, des arbres, des oiseaux, des poissons et des insectes. Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait encore plus de progrès, à quatre-vingt-dix ans je pénétrerai le mystère des choses ; à cent ans je serai décidément parvenu à un degré de merveille, et quand j’aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens ma parole. Écrit à l’âge de soixante-quinze ans par moi, autrefois Hokusaï, aujourd’hui Gwakiô Rôjin, le vieillard fou de dessin.