Version initiale des notes prises le 19 juillet d’après les exposés de M. Mazoyer. La version finale est plus courte.
Samedi 19 juillet 2008
Relu toute l’intervention de Mazoyer au colloque de la fondation Gabriel Péri, le 18 octobre 2006. Commerce agricole mondial : c’est bien de production de mort qu’il s’agit.
En Afrique, un paysan qui produit une tonne doit gagner 365 euros dans son année, pour avoir ne serait-ce qu’un euro par jour ; il faut donc lui payer sa tonne au moins 400 euros.
Mais à la capitale on lui achète sa tonne à un prix proche du prix international, disons 100 euros la tonne. Et il faut qu’il la porte lui-même, personne ne vient la chercher en province, c’est trop cher de collecte, de transports, d’intermédiaires.
Celui qui vend pour rien n’a pas d’argent pour investir en instruments, en engrais, etc.
Quand il ne vend pas, il produit seulement pour sa subsistance, donc pas d’excédents, pas de réserves pour faire face aux périodes de soudure, donc départs, migrations, recherche de ressources ailleurs, d’équivalents d’excédents sur une paie que d’autres trouvent avec raison misérable pour les envoyer, ces excédents du travail exilé, de la vie quotidienne sacrifiée, au village, aux femmes restées – pour qu’elles survivent, élèvent les enfants, pour acheter si possible instruments, engrais, etc.
Et des morts à chaque point faible de ces cycles : au village dès que la sécheresse se prolonge, qu’une maladie survient, parmi les humains affaiblis vivant d’un euro par jour ou moins, ou sur les routes de l’exil...
Les USA mal placés dans l’échange.
L’échelle des prix de revient peut se découper de la manière suivante. En Argentine ou en Ukraine, on peut produire du blé à 50 ou 60 euros la tonne. Au Canada, en Australie, on peut produire à 60, 80, 90 euros la tonne. Aux États-Unis, c’est 120, 130 euros la tonne. En France, en Beauce, c’est 150 euros la tonne et 250 en Lorraine.
Dans un système qui avantage les plus productifs et élimine les plus faibles, même les beaucerons ont du souci à se faire. Et les producteurs US aussi.
Je n’avais pas saisi l’aigu de la position : ils doivent jouer de principes et de mécanismes à leur avantage et de manière biaisée car ils sont mal placés dans ce jeu, mais ce qu’il y a de pire pour eux, c’est que ce jeu dont ils ont énoncé les règles aboutirait, s’il était joué loyalement, à leur propre élimination.
Ils doivent jouer déloyalement pour éliminer les plus faibles mais aussi et surtout pour se sauver eux-mêmes.
Pour « gagner des parts de marché », pour augmenter leur prospérité selon les critères de ce système, mais aussi et surtout pour ne pas faire partie des prochains éliminés.
Il y aurait là la source de leur rage, cette tonalité agressive dans l’ironie, leurs arguments à la vie à la mort qu’on trouve dans leur style polémique quotidien, dans ce style paroxystique routinier qu’on trouve dans leurs journaux justiciers, leurs « radios des milles collines » de la guerre économique et de la divine justice libre-échangiste.
Ai-je bien compris ?
Mais il faudrait que dans ce futur où la partie purement et dogmatiquement concurrentielle de leurs règles s’appliquerait, sans trucages, sans subventions camouflées – et penser à ceux qui les feraient appliquer férocement, surplombant leurs propres agriculteurs, supervisant leur disparition – que, dans ce monde à leurs yeux parfait, il y ait assez pour nourrir leur population, etc.
Ils mettent en avant leurs rendements fabuleux. Je me souviens qu’ils ont cessé de croître il y a peu, depuis quelques années. Retrouver cela.
Focaliser sur les rendements et les extrapoler est idiot.
On ne peut pas nourrir l’humanité avec une telle politique parce que nous fabriquons des pauvres qui ne peuvent pas produire de quoi se nourrir.
Et on se trompe sur les quantités produites et leur disponibilité.
(...) Il faut arrêter de dire que nous produisons assez. Ceux qui l’affirment confondent les disponibilités en matière première agricole avec la consommation. Entre les disponibilités à la récolte, dans les silos, et la consommation, il y a la transformation, les transports et la commercialisation. Sur 20 milliards de tonnes de céréales produites, 10% passent en semences, 20 ou 30% vont à l’alimentation animale, une part est consacrée à l’usage industriel non-alimentaire, et enfin il faut compter les pertes. Ce qui est consommé par les populations ne représente même pas la moitié de ce qui est produit.
Nous sommes en sous-production, ce que les ONG ont beaucoup de mal à entendre.
Quand bien même les afflux de capitaux et les méthodes destructrices, rendements élevés au détriment des sols et de l’avenir, prix humain et de nature très élevés, quand bien même on augmenterait les quantités disponibles et nourrirait les affamés : (...) la réponse n’est pas d’augmenter la production, à coup de tracteurs, d’engrais et de pesticides, en Argentine ou en France, cela ne servirait qu’à produire des excédants et à faire baisser les prix. Ne servirait qu’à alimenter la spirale de misère, le système de prix international le plus bas étant maintenu.
Aide alimentaire (générosité), aide publique au développement (puissance des États), commerce international (moderne, efficient, massif, prospère) : aucune de ces solutions n’est suffisante. Illusions entretenues, répétées à satiété avec force émotions, pour saturer les cœurs, les esprits, l’espace des possibles.
L’aide alimentaire ? Elle représente moins de 1% de la production mondiale. C’est fait pour l’urgence et cela ne doit pas être employé pour casser la production locale. Elle n’est pas suffisante, pas toujours bien administrée et perturbe la production locale. Il en faut donc plus et qu’elle soit mieux gérée.
L’aide publique au développement ?
(...) l’aide publique au développement (APD) est nécessaire. Elle doit aussi être plus importante, mieux administrée, orientée d’avantage vers l’agriculture ; mais le manque à gagner des 3 milliards de gens qui ont moins de 2 euros par jour, à qui il en faudrait 3 au minimum pour ne pas se priver de nourriture, ne peut être résorbé par l’APD. Cela représente 2 000 à 3 000 milliards d’euros par an. Or, l’aide publique au développement n’est que de 100 milliards d’euros par an.
Je croyais, après le livre de Raymond W. Baker, que c’était 50 à 80 millions de dollars ?
Recherche rapide : environ 80 milliards de dollars en 2004 d’après l’OCDE.
Oh là ; relire ce que j’ai noté du bouquin de Baker.
De toute façon on est très loin du compte, n’y sera jamais. De toute façon cette aide ne saura jamais se substituer au prix équitable, au prix de subsistance et d’investissement, ce qu’il faudrait appeler un « prix de civilisation » - revenu qui permet aux populations de faire mieux que survivre : construire leur avenir, leur civilisation.
Le marché international ?
On sait déjà qu’il produit des prix de misère et de mort. Pourrait-il, quand même produire les quantités nécessaires pour nourrir les hommes ?
M. Mazoyer rappelle que jamais aucun marché n’aura pour objectif de combler ce manque vital. On ne doit pas confondre les besoins et la demande solvable.
(...) concernant le marché, rappelons qu’il n’équilibre que l’offre et la demande solvable. Si la demande solvable est inférieure de 30% au minimum nécessaire, eh bien la production est aussi inférieure de 30% aux besoins.
Le « marché » tel que l’oligarchie l’entend a d’autres fonctions.
M. Mazoyer relie très clairement faim, capital financier et spéculation (au sens de capital improductif qui n’a d’autre issue que son autoreproduction déliée du monde matériel et jouant contre lui) : en baissant les prix des matières premières agricoles et les salaires, vous baissez le pouvoir d’achat mondial, et vous maximisez l’épargne commerciale, industrielle et financière qui s’en dégage.
Le trucage :
Alors qu’ont-ils inventé pour rester une grande puissance agricole et agro-exportatrice ? Premièrement, les USA ont essayé et essayent toujours d’imposer à tout prix le libre échange à tous ceux qui sont moins compétitifs, comme les pays d’Afrique bien sûr, mais ce n’est pas nouveau. Le FMI et la Banque Mondiale se pressent auprès des pays endettés pour leur imposer un libre-échange agricole, alors que le Sénégal par exemple, se protégeait encore à une certaine époque. La baisse des protections a été une des conditions à l’attribution de nouveaux crédits, qui étaient conçus pour rembourser la dette, perpétuant ainsi le cycle infernal.
Deuxièmement, les USA essayent d’imposer à l’Europe d’abattre ses barrières douanières, et l’Europe, évidemment résiste. En effet, les nouveaux compétiteurs moins chers que les Américains ne peuvent garder un volume de marché suffisant que s’ils élargissent la demande solvable en particulier dans des pays comme les nôtres.
Mais peu à peu, certains pays s’aperçoivent qu’ils devront vendre à des prix proches de ceux qui produisent moins cher qu’eux. Il ne faut pas se faire d’illusion, le « sud » n’est pas plus gentil que le « nord », et le « nord » n’est pas toujours méchant.
(...)
Dans ce contexte nouveau, les USA inventent un système qui leur permet de vendre en dessous de leur prix de revient : toute une série de modalités de subventions qui représentent à peu près autant que le prix des produits sont mises à disposition des producteurs. (...) Ces aides se sont appelées « aides compensatoires » à la baisse des prix résultant de l’alignement sur le plan international.
Les définitions arrangées, le langage arrangé :
Bien évidemment, cette politique oblige d’imposer à l’OMC une définition du dumping qui consiste à cacher que nous vendons en dessous du prix de revient. Celle adoptée à l’OMC - y compris par l’Union Européenne - est la suivante : vendre à l’extérieur moins cher que chez soi.
Cette définition, d’un prix de marché, ignore la différence entre prix de marché et prix de revient. En l’occurrence, un prix de marché inférieur au prix de revient : les subventions comblent la différence.
En ignorant cette différence, en n’affichant que le prix résultant, on ignore les subventions, on les a cachées, on les a sorties et de la définition et des négociations.
On accuse de dumping ceux qui vendent moins cher que votre prix de marché, on se protège donc de ces importations ; on a élevé chez soi une barrière qu’on cherche à baisser chez les autres, chez qui on veut exporter.
Or, on fait en sorte que le prix de marché tende vers le prix de vos meilleurs concurrents – qu’on n’égalera jamais.
Et avec ce prix de marché réel chez les plus productifs, artificiel parce que subventionné jusqu’à la gueule chez vous, vous l’imposez à vos concurrents qui font moins bien que vous et qui, eux, ne peuvent utiliser les mêmes armes, faute de budget, faute de capacité de dissimulation, faute de capacités de corruption et d’influence.
Pourquoi et comment les pays pauvres ne peuvent en faire autant :
Ce système de libéralisation des échanges est truqué. Les pays pauvres ne peuvent pas faire de même parce qu’ils n’ont pas les ressources budgétaires pour subventionner leurs agriculteurs. Ainsi, s’imposent à tous les agriculteurs du monde, des prix qui petit à petit se rapprochent du prix international, c’est-à-dire, du prix de revient des plus compétitifs. Le prix international devient inférieur au prix de renvient de 80% des paysans du monde. Et s’ils ne sont pas aidés, ils en mourront un jour au l’autre. Ils mourront de pauvreté et de faim, ou seront obligés de quitter leur ferme.
Ces plus faibles, on les accuse de ne pas investir assez.
Ceux qui essaient de se protéger, d’employer les mêmes armes que vous mais que vous niez employer, vous les accusez de les employer.
Puissant, vous êtes sans cesse en train d’accuser les plus faibles de ne pas respecter les règles que vous truquez.
On retrouve cette arrogance et ce mordant, cette ironie nette et coupante, de l’accusateur qui maîtrise tout et qui fonde ses accusations sur le droit, le bon sens, le mérite, etc., du puissant qui s’en prend aux faibles... dans leur presse, The Economist, Newsweek, le FT, etc.
Ce style impressionne.
Ce système tue.
Pour résumer, si je mets ensemble ce que j’apprends de M. Mazoyer, mais aussi des agriculteurs bio, des mouvements de défense des semences paysannes, de Claude Bourguignon et de son alerte sur la santé des sols, de Paul Jorion et de ses analyses sur la spéculation, il faut : 1/ supprimer les subventions, établir des barrières douanières et mettre en place des politiques de prix alignés sur les prix moyens de chaque bassin de production (pays ou groupe de pays) qui assure revenu prévisible pour les agriculteurs à bonne échelle de temps (de quoi vivre + de quoi investir et voir le retour sur investissement, organiser et administrer la vie locale, contribuer à l’éducation, se payer du temps et des surfaces non directement productifs qu’on pourra consacrer aux essais, à la recherche coopérative, savants et paysans alliés, etc.) ; 2/ démanteler les immenses propriétés, redistribuer la terre aux paysans sans terre et leur donner les moyens de la travailler : semences qu’ils pourront reproduire eux-mêmes, engrais, tracteurs et autres mécaniques, recherche fondamentale et appliquée aux terroirs, techniciens, expérimentations partagées entre agriculteurs et chercheurs ; 3/ développer et multiplier par échange les savoirs et semences paysannes, développer la science des sols par coopération entre paysans et scientifiques, etc. ; 4/ réduire l’agriculture spéculative, interdire la spéculation sur les fluctuation de prix en agriculture.
Ce programme d’agriculture paysanne et coopérative suppose tant de choses, et pour commencer d’abattre le pouvoir des oligarchies financières et latifundistes.
Non seulement en raison de chaque élément de ce programme qui à chaque fois s’en prend au sens et aux fondements de leur puissance, mais aussi par les effets de ce programme sur leur système pris dans son ensemble et dans ses détails, ses rouages, par exemple parce qu’ainsi on touche à l’existence même des monopoles semenciers, ou qu’on touche au prix des denrées alimentaires et donc à la baisse continue des salaires nécessaire à l’accroissement des profits...
On sait que ces gens ont plus d’un coup d’État et plus d’une dictature à leur actif. Plus d’une milice et plus d’un assassinat de syndicaliste d’ouvriers agricoles, assassinat de militant écologiste, assassinat de représentant des paysans sans terre...
Ce ne sont pas des doux, des qu’on peut convaincre par faits et par raisons, des gens de droit et de constitution, etc. Des violents.
Je verrai demain ou plus tard comment il aborde les changements.
Bon sang, quelle conférence. Il a un savoir immense en tête et il a hâte de le donner à qui veut, au plus grand nombre possible.
Son sens de l’urgence.
La crise alimentaire et la crise, épisode 1 - neuf millions de personnes par an meurent de faim
La crise alimentaire et la crise, épisode 2 - des prix de famine
La crise alimentaire et la crise, épisode 4 - oligarchies alliées, violences, non violences
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La fracture agricole et alimentaire mondiale. Nourrir l’humanité aujourd’hui et demain par Marcel Mazoyer et Laurence Roudart
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