Mercredi 26 septembre 2007
L’idée qui domine en ce moment les Cassandre : les montagnes de dette sont gigantesques et leur liquidation sera longue, cela prendra des années, la descente prendra des années.
C’est comme s’ils comprenaient la fièvre acheteuse en bourse, comprenaient les manœuvres de Bernanke en faveur de ses copains, comprenaient qu’on verra encore et encore et encore jouer cette scène.
En somme : les échéances sont retardées, on fait attention au temps que prennent les choses, à la lenteur relative de la chute. Au temps infini que mettent les tours à s’effondrer.
Selon Roque, un pseudo sur un site d’analyse technique (l’art de lire dans les entrailles du poulet boursier) les soubresauts de la bourse en réaction aux modifications du taux directeur de la FED sont une plaisanterie. C’est peut-être bon pour la spéculation qui tourne sur elle-même comme une toupie, mais ce n’est pas ce qui détermine l’avenir immédiat de l’économie. Ce taux et les taux dérivés ne s’appliquent qu’à « 1,393 milliards de dollars négociés entre banques » et à « 2,25 milliards de dollars empruntés par des institutions financières à la FED ». Seulement. Pendant ce temps, « les banques américaines totalisent plus de 6 300 milliards de dollars de prêts ». 2 800 fois plus ? J’ai un doute. J’ai du mal à raccorder les chiffres.
Roque donne une idée de la masse et du volume de la bulle des produits dérivés, il s’appuie sur les dernières statistiques de la Banque des règlements internationaux. Sur le marché des changes, en produits de dérivés de devises, ce sont, au deuxième trimestre 2007, près de onze mille milliards de dollars qui sont échangés. Quant aux produits dérivés de taux (on fait des paris sur les variations de taux d’intérêts), ils sont de l’ordre de quatre cent quatre-vingt mille milliards de dollars. Pour donner du poids à sa démonstration, Roque parle de quelqu’un de connu.
À lire Satyajit Das, maître incontesté des produits dérivés, la crise commencer à peine : nous sommes « au tout début du dégonflement d’une gigantesque bulle de liquidités – processus qui prendra beaucoup, beaucoup de temps » (a gigantic liquidity bubble unwinding — a process that can take a long, long time).
Un très long temps.
« Maître incontesté ». Je suis le lien donné par Roque et trouve ce portrait de Satyajit Das sur le site Willmott, « serving the quantitative finance community » - servir la communauté de la finance quantitative :
Satyajit Das travaille dans le domaine de la finance des dérivés et de la gestion de risques. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence, parmi lesquels Swaps/ Financial Derivatives Library – troisième édition (2005, John Wiley & Sons) (4 volumes totalisant 4 200 pages destinées aux praticiens des dérivés) and Credit Derivatives, CDOs and Structured Credit Products – troisième édition (2005, John Wiley & Sons). Il est l’auteur de Traders, Guns & Money : Knowns and Unknowns in the Dazzling World of Derivatives (2006, Financial Times-Prentice Hall), un récit d’initié sur la finance des produits dérivés rempli d’humour noir et de satire. Ce livre a été décrit par le Financial Times de London comme « une lecture fascinante, expliquant non seulement les théories sophistiquées qui sont derrière ce business et ses différents produits mais aussi la réalité parfois sordide de cette industrie. » Il est aussi l’auteur (avec Jade Novakovic) de À la recherche du Pangolin : L’éco-touriste fortuit (2006, New Holland), un récit de voyage unique, qui offre des aperçus passionnés et souvent poignant sur la nature et la culture des éco-voyages.
C’est donc une autorité dans ces formes postmodernes de crédits : dérivés et structurés – un manuel de 4 200 pages, qui en est à sa troisième édition, je l’imagine acheté et consulté fiévreusement par combien d’hommes qui s’estiment mathématiquement supérieurs et avides d’en profiter ? Il en révèle aussi, nous dit admirativement le Financial Times, les aspects sordides. Et il va prendre l’air, il fait de l’éco-tourisme, il en rapporte un livre critique, « poignant ». En même temps son amour de la nature et son dégoût de la société.
Connu et respecté : lu par ceux qui savent.
Combien de temps Satyajit Das, le doux qui écrit des livres techniques de référence sur les produits dérivés et des livres sarcastiques sur les pratiques sordides de la finance de haute volée, et un livre poignant sur ses balades dans le monde, combien de temps restera-t-il dans ce cirque ?
Les propos de Das font du bruit dans ce milieu.
Entretien de Das et de Markman, ce 21 septembre, raconté par Jon D. Markman, « La crise pourrait en être tout juste à son début » : « we’re on the verge of a bear market of epic proportions » « nous sommes au bord d’un marché baissier de proportions épiques ».
Entre autres, en réponse à l’indignation des spéculateurs, « les pauvres sont des requins », relayée par Michael Lewis même si parodiquement dans sa tribune sur Bloomberg :
Plutôt que de joindre la foule qui blâme ces glandeurs d’américains qui prennent plus d’emprunts hypothécaires qu’ils ne peuvent assumer et qui mettent le monde en danger en refusant de payer (en arnaquant) les prêteurs...
Il pointe du doigt trois parties : les régulateurs qui se sont mis du côté des banques pour développer des méthodes ingénieuses mais dangereuses pour mettre des milliers de milliards de dollars de crédits risqués en dehors de leurs comptes ; les investisseurs étrangers, les gestionnaires de fonds spéculatifs et de caisses de retraite pas futés qui se sont gavés d’instruments de dette à haut rendement qu’ils ne comprenaient pas ; enfin les ingénieurs qui ont bâti de hautes tours de dettes « sécurisées » avec des modèles mathématiques fondamentalement défectueux.
(…) arrêtez de penser aux prêts hypothécaires comme des moyens donnés aux gens de s’acheter leur maison mais pensez-y, au contraire, comme un moyen pour les prêteurs de générer du cash flow (un flux de liquidités) et de créer du collatéral en période de courbe des taux d’intérêt plate.
Mort au travail, mort d’avoir trop travaillé et si mal, indéfiniment mal. Usine de pneus Continental à Clairoix, dans l’Oise ; un ouvrier meurt après un infarctus. La Sécurité sociale juge que c’est un accident du travail « dû notamment au stress chronique ».
C’est l’époque, c’est partout. Olivier Galamand, médecin du travail chez IBM, au quotidien Les Échos paru hier :
(…) le stress chronique lié à l’activité professionnelle connaît une forte augmentation. « Les visites spontanées de salariés aux médecins du travail augmentent chaque trimestre, notamment au moment du "closing", lorsque les commerciaux annoncent le nombre de contrats signés. J’observe également un pic à la fin de l’année lorsque approche l’entretien annuel d’évaluation ».
Dans Lutte ouvrière, l’hebdo trotskyste, n°2041 du 14 septembre 2007, sur le mort de Clairoix : c’était un chef d’équipe de 52 ans. Un gars entre marteau et enclume. Le directeur de l’usine se justifie et dans sa justification d’innocence il y a les raisons de la crise cardiaque :
Le directeur de l’usine de Clairoix a déclaré : « Il n’y a pas de pression particulière. Je ne pense pas qu’il y ait de stress, en dehors du stress classique dans la fonction d’encadrement. » Et d’ajouter : « Il y a un projet industriel, on a envie d’être plus performant, de rendre pérenne cette entreprise. On ne peut pas être immobile, sinon on est cuit. »
Eh bien, ils sont cuits, les travailleurs.
Le correspondant de Lutte ouvrière :
Dans cette usine, (…) il faut tirer des chariots contenant des carcasses de pneus : beaucoup de travailleurs ont de graves problèmes de dos, des tendinites sérieuses aux bras, aux poignets. Il faut parfois débloquer des bourrages dans les machines qui sortent les bandes de caoutchouc nécessaires à la confection des pneus. Dans l’atelier des Mélanges, qui produit le noir de carbone, une matière noire et volatile qui donne sa coloration aux pneus et permet de les empêcher de « coller », les travailleurs finissent leur poste avec cette poudre noire collée sur la peau. Elle ressort même après plusieurs douches. Les poumons l’emmagasinent, avec les conséquences que l’on imagine car elle contient aussi de la silice. Dès qu’il fait chaud à l’extérieur, la température à l’intérieur de l’usine devient insupportable.
Pousser au bout de ses forces. Imposer l’impossible. Détruire la fierté de travailler, de réaliser, puisque jamais on n’a fini, jamais on n’a atteint l’objectif cruel. Détruire le sentiment d’accomplissement soudé à l’achèvement de toute tâche.
Durant toutes ces dernières années, la direction a poussé à produire plus de pneus, plus vite. Et le patron voudrait encore aggraver les choses en faisant passer l’usine aux 40 heures.
Lorsqu’un travailleur épuisé s’arrête en maladie, il est convoqué et parfois licencié quand il s’agit d’un arrêt trop long au goût de la direction. Un licenciement suite à un accident du travail n’est pas rare. Dernièrement, un salarié qui avait travaillé neuf ans à l’usine a été licencié suite à un accident du travail survenu en octobre 2005. « La sécurité n’avait pas été respectée et on m’a déclaré inapte. Puis on m’a fichu dehors », a déclaré à la presse ce salarié qui intente une action en justice pour licenciement abusif.
« La sécurité n’avait pas été respectée et on m’a déclaré inapte. » Mentir. Imposer par violence une version du réel qui est irréelle. Ainsi, s’en prendre à la production ouvrière de réel, à la capacité ouvrière qui est de produire du réel. Qu’est-ce qui est vrai ? Quel serait l’acte ultimement vrai ? Qui me donnerait, à moi, de façon irréfragable le dernier mot ?
(...) Lors d’une conférence de presse en février 2007, le président du directoire, Manfred Wennemer, s’était félicité de l’augmentation du bénéfice d’exploitation ainsi que de la progression de 100 % du dividende versé aux actionnaires.
Il reste le suicide. Je me suicide dans mon atelier, dans mon vestiaire. Mon corps les encombrera. Ils n’ont su me voir. Je souffrais et ils ne me voyaient pas. Mon cadavre leur parlera. Je ne pouvais pas crier. Je ne pouvais pas hurler. Tous les ressorts de rappel des convenances et de qu’on appelle bizarrement « respect humain » étaient tendus à mort. Et de toute façon je ne savais hurler. Ça ne se fait pas.
Cette question des objectifs à atteindre. Puisque les entreprises sont si bien gérées (ce mot, « gérer »), l’État devrait en faire autant, nous répète-t-on. Je cherche « objectif ambitieux » dans ce monceau de textes récupérés et annotés qu’est ce journal, je retrouve un communiqué de RESF du dimanche 9 septembre dernier, scènes de chasse aux immigrés sans-papiers ; la préfète des Ardennes déclare « Nous avons des objectifs ». Il s’agit de sa réponse aux demandes d’humanité à l’égard de Sviatlana Tchibissova, 30 ans, « une jeune femme biélorusse, mère d’un enfant de 6 ans, [qui] a perdu son droit au séjour après avoir fui son mari français condamné à 3 mois de prison avec sursis pour menaces de mort à son encontre. »
[Elle] est sous le coup d’une reconduite à la frontière depuis novembre dernier. Donc elle est toujours susceptible d’être expulsée. Pour l’instant elle se cache", a indiqué vendredi un porte-parole de la préfecture à l’AFP. Début juillet, une lettre du directeur de cabinet de la Garde des Sceaux Rachida Dati, suggérait à la préfecture un "examen bienveillant" du dossier de Svietlana. "Ce n’est pas ce ministère qui est compétent", répond la préfecture des Ardennes, qui ajoute : "Nous avons des objectifs. Le ministère de l’Immigration nous demande de ne pas faire de régularisations à tort et à travers".
Son directeur de cabinet, Franck Chaulet, vient à son secours et fait de la pédagogie. Il explique, au journal L’Ardennais du 7 septembre 2007 :
(…) les 111 expulsions exigées par le ministre qui sont « un repère, pas un quota » constituent « un objectif ambitieux ».
Commentaire de RESF :
(…) Ainsi, ces dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants maltraités, arrêtés à l’aube, victimes de rafles au faciès, fouillés à poil dans les commissariats, menottés à chaque transfert, rudoyés, enfermés dans des centres de rétention crasseux, embarqués ligotés de la tête aux pieds et scotchés à leur siège d’avion seraient un « objectif ambitieux » ! On se flatte de n’avoir pas les mêmes ambitions que ce type là.
Le directeur de cabinet donne un petit cours de gestion par objectifs (pratique courante – voir par exemple Peter Drucker).
Il précise, du même ton du crétin technocratique qui ne se rend pas compte de la monstruosité de son propos : « C’est la déclinaison locale de l’objectif national […] chaque département apporte sa contribution ».
Le terme « crétin » me paraît techniquement juste : il s’agit bien d’un être humain, ce chef de cabinet, qui se refuse à penser aux conséquences. Qui s’est amputé lui-même d’une grande partie de son cerveau.
Une cécité volontaire couplée à une focalisation extrême, l’attention exclusive aux objectifs.
Une méthode, la gestion par objectifs, dont le niveau d’abstraction est assez élevé pour s’appliquer à n’importe quelle action, n’importe quel objet.
Le dollar se stabilise à 1, 4124 contre l’euro après une semaine de baisse et de rumeurs de cassure de la parité entre le dollar états-unien et le ryad d’Arabie saoudite et autres monnaies des monarchies du Golfe persique. Non, pas d’émancipation, la parité est maintenue. Evan-Pritchard rappelle que ces états pétroliers détiennent 3 500 milliards de dollars en actions et bons du trésor. Par quelles pressions ont-ils été rappelés à l’ordre ?
La récession US. La Tribune.fr - 26/09/07 à 14:54 :
les commandes de biens durables ont chuté de 4,9% en août, après un bond de 6,1% en juillet, plombées par le recul des commandes des compagnies aériennes, a annoncé ce mercredi le département du Commerce. Cette baisse, la première depuis mai et la plus forte depuis janvier, est supérieure aux attentes des analystes qui tablaient sur un recul de 2,5%.
Les chiffres sont toujours pires que ce qu’attendaient les analystes.
Les analystes analysent-ils ?
Et les actions remontent en bourse.
La spéculation (dans tous les sens du terme) est que l’économie est en difficulté, donc que le Fed va devoir baisser les taux, donc que le jeu des emprunts qui payent les emprunts va pouvoir continuer. Continuer, prolonger. Une soif sans fin.
Poème de la spéculation dans tous les sens du terme.
L’ombre s’approche des grandes banques. La Tribune.fr - 26/09/07 à 20:39 : « Crise du subprime : Merril Lynch pourrait perdre 1,5 milliard de dollars » au troisième trimestre..
On se souvient de l’article d’Evans-Pritchard sur les catastrophes prévisibles dans la semaine du 17 septembre. Il y a un décalage, un étalement. C’est en train de se produire. Mi-septembre, encore maintenant, demain et dans les semaines qui viennent.
En fait on ne cesse de reporter à plus tard.
On joue des expédients pour gagner un jour, une semaine, un mois, un trimestre.
On emprunte pour rembourser l’emprunt qui vient à échéance et on recommencera.
Les Cassandre disent : maintenant il y en a trop, ça va exploser.
Ça explose, de plus en plus souvent, les impayés finissent par remonter dans les comptes mais plus tard.
En attendant on spécule.
On assiste à une très lente explosion.
La fièvre monte. Agitation dans tous les secteurs financiers, dans tous les pays.
S’ils le reconnaissent, ce sera « la crise de 2007 ». S’ils maintiennent le déni, non ; ce sera la date jusqu’à la laquelle ils ont pu maintenir le déni. Pour l’instant ce sont les considérations faussement savantes, oiseuses, dilatoires qui l’emportent.
Version initiale des notes prises le mercredi 26 septembre 2007. La version publiée sera plus nettement courte. Le chapitre « Mon cadavre leur parlera » comprend aussi des notes prises les 27, 28 et 30 septembre 2007.
Retour au sommaire de 2007.
Journal de la crise de 2006, 2007, 2008, d’avant et d’après, effondrement jour après jour.
Publication intégrale de 2006 sur le site de Laurent Margantin, Œuvres ouvertes. Voir la présentation et le sommaire avec les liens directs vers les chapitres.
On trouve l’édition définitive de ce premier volume, 2006, chez publie/net (papier et numérique) ; la version papier se commande en librairie.
Quelques-unes de mes sources.
Un entretien à propos de ce Journal.